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Jean-Paul Muslin, sculpteur, graveur, dessinateur, peintre, nous laisse une oeuvre abondante, complexe, sérielle, nourrie de périodes alternant et combinant recherches anatomiques, théâtrales, mystiques. Une œuvre qui pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses, une œuvre souvent douloureuse dont les chemins se sont eux-mêmes cherchés.
« Agonique », ce n’est pas Jean-Paul Muslin qui se définit ainsi mais Guy Denis, écrivain et galeriste et ami de l’artiste (anciennement Galerie La Louve, Arlon, province du Luxembourg, Belgique) qui le qualifie ainsi.
Dans son essai « Les peintres de l’agonie » (Bernard Gilson Editeur, 2008) Guy Denis définit ainsi les peintres de l’agonie :
« Les œuvres des artistes de la douleur ne relèvent ni de l’art naïf, ni de l’art brut, ni des arts premiers. Leur originalité vis-à-vis de ces stylistiques comme celles des Expressionnistes du Nord, tient dans l’utopie, le déracinement, le désengagement, la dépolitisation. L’artiste apparaît tel un envoyé dans le « lointain intérieur ». Il s’est débarrassé de la norme sociétale mais non de la tradition picturale, pour retrouver une pensée sauvage qui tient de l’instinct et de la folie, ce qui n’empêche point la poésie ni l’invitation au rêve »
Jean-Paul Muslin est bien un artiste singulier non pas tant à cause de la dénomination actuelle d’un courant artistique mais bien par sa singularité propre. Si cette « singularité » est réelle, elle ne tient pas seulement dans le fait qu’il soit, à un moment de sa vie, devenu malvoyant. En effet, il ne dit pas autre chose que ce qu’il disait avant de le devenir : il parle de l’homme souffrant, perdu dans ses contradictions, qui se cache, occulte son identité pourtant ignorée de lui-même et que ses heures de « zone grise » gouverne. Puisque « singularité » il y a, elle réside, bien au-delà du regard, dans cette obsessionnelle tentative d’identification de ces zones grises et sans doute dans l’expression plastique de celles-ci.
Cependant, pour aborder le travail de l’artiste singulier ou « agonique », pour comprendre comment un artiste de formation purement académique a pu, peu à peu, et grâce ou avec les aléas de la vie, emprunter des chemins qui lui étaient inconnus, se déconstruire sans renier sa construction, il faut suivre avec lui les « chemins aux sentiers qui bifurquent ».
Pour suivre ce fil, il faut identifier les étapes du parcours de Jean-Paul Muslin.
3 grandes étapes :
Lorsqu’il est admis, à 17 ans, à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, son but est très simple : devenir sculpteur. En prépa, il le savait déjà et même avant.
Son passage à l’ENSBA (1965-1971) révèlera à la fois sa détermination mais aussi sa difficulté à se couler dans la matrice classique de l’étudiant des Beaux-Arts de Paris de l’époque. En témoigne son refus de présenter les prestigieux concours des Prix de Rome et de la Casa Velasquez de Madrid…
Son passage aux Beaux-Arts donne le ton et durablement.
En effet, l’ENSBA ne le comble pas, il a soif d’élargir son champ de vision du monde. C’est ainsi que 1968 révèlera sa forte attirance pour le théâtre, sous toutes ses formes. Il rejoint en 1968 l’Unité expérimentale de scénographie de la faculté de Censier, unité créée par et pour Arthur Adamov. Ce parcours se fera parallèlement à celui de l’ENSBA et il sera tout aussi déterminant. Il quitte Censier en même temps que l’ENSBA, en 1971.
Ainsi, de 1971 à 1983, il combinera ses activités spectacle/ gravure et sculpture. Ces années-là seront davantage orientées vers les métiers du spectacle. Quant à l’activité plastique, elle s’exprimera d’une manière que l’on peut qualifier d’académique. En effet, ne surgit que timidement, durant cette longue période, ce jaillissement que l’on pourra saisir plus tard.
Activités liées au théâtre et aux métiers du spectacle
Interventions en milieu asilaire avec création d’un atelier de masques- Art thérapie
Les masques déjà…A la fois fasciné par l’univers du masque via les traditions théâtrales et les travaux du psychiatre américain Joseph Berke (anti-psychiatre, co-auteur de « Mary Barnes », patiente schizophrène traitée par l’art thérapie ») J.P Muslin anime, durant deux ans, avec l’aide et le conseil d’amis, un atelier d’art thérapie axé sur le travail du masque à l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche.
Jusqu’en 1980, il se consacre principalement à des activités liées au théâtre, à des projets culturels scénographiques, puis à la télévision.
En effet, durant ces années, et ce, dès sa sortie de l’ENSBA, il assiste le décorateur de théâtre Yves Bonnat dans ses réalisations (Yves Bonnat a signé notamment de nombreux décors pour l’Opéra de Paris), de Roger Turban (conseiller Ministère des Affaires culturelles) dans sa fondation du Centre de Formation des Techniciens du Spectacle, enseigne au CFPTS décor et régie générale, signe des décors et décors lumière, illustre le Dictionnaire général des termes techniques de théâtre, devient régisseur général des tournées Karsenty, intègre la chaîne Antenne 2 (aujourd’hui France 2) en tant que décorateur.
Puis, en 1980, il démissionne de la chaîne pour se concentrer sur son travail de sculpteur.
Il produit beaucoup (travail de la cire noire, de la taille directe bois), propose des projets à la Monnaie de Paris pour l’édition de médailles.
Avant 1983, 10 éditions de la Monnaie de Paris sont signées Jean-Paul Muslin. Ces commandes publiques incluent des institutions publiques comme l’Institut Pasteur.
Quelques exemples de revers de médailles éditées qui font nettement apparaître le goût de l’artiste pour l’anatomie. Plus qu’un goût, une passion. Les médailles, dont l’avers présentent Jean Astruc ou Antoine Louis lui permettent de faire passer des revers très personnels. La figure allégorique de « Dame Vérole » accompagnée d’un texte de Rabelais, d’un écorché, d’un corps prêt à être étudié, témoignent de cette passion.
Les sculptures de gisants, de personnages émaciés, de membres, prolongent cet axe de travail.
La facture des sculptures, les techniques utilisées (modelage sur cire noire, taille directe sur pierre ou sur bois) sont « académiques », mais sur le fond, tendent à s’en distancier.
Bois 1980
Il est à noter que, durant ses études, Jean-Paul Muslin a collaboré avec les éditions médicales Maloine par de nombreux travaux d’illustrations : dessins anatomiques, illustrations d’actes médicaux, etc…
Puis, 1981, mort de son ami, le peintre et graveur Thierry Blitz, questionnement constant avec sa compagne depuis 1979, Pierrette Blutte, sur le sens de leur vie. Ils font leur chemin…
En 1983, à la stupéfaction de tous, familles et amis, ils décident de devenir moine et moniale, bref de consacrer leur vie à Dieu. Ils intègrent, chacun de leur côté bien sûr, un ordre très austère, semi érémétique.
Ce qui devait durer toujours ne durera finalement qu’un an, ils se retrouvent en 1984.
Pourquoi mentionner cet épisode ? Parce qu’il marque un tournant décisif.
En effet, cette expérience radicale va tout bouleverser et se révéler déterminante pour la suite.
Cependant, de la période qui précède le monastère, des travaux de Jean-Paul Muslin, il ne reste quasiment rien. Les œuvres « rescapées » l’ont été parce que conservées par la mère de Jean-Paul Muslin : des tirages de médailles, et 2 sculptures dont celle présentée ci-dessus.
Les cires noires, au nombre d’une cinquantaine, son grand gisant de bois, Jean-Paul Muslin les as détruits et jetés dans une benne de la rue de Reuilly à Paris, près de son atelier.
Rien ou presque. C’était parfait pour un nouveau départ.
C’est une période très riche pour la production artistique.
C’est ainsi qu’émergent, après ce retour à la vie artistique, à une identité profonde, celle d’un artiste libre, un affranchissement d’un certain académisme et une plongée dans une expression qui va s’affirmer de plus en plus radicale.
Le souvenir et la relecture de certains auteurs comme Georges Bataille en particulier va produire, dans un premier temps, des oeuvres qui font la part belle à un érotisme marqué par la souffrance. Les techniques changent aussi. Sans délaisser le bois, le modelage et le bronze, l’aquarelle, Muslin va se lancer dans la pratique de techniques mixtes : mousses gainées dans du textile, durcies et peintes (techniques que l’on retrouve bien plus tard), nombreuses huiles sur bois.
De cette période érotique, restent des huiles sur bois et des aquarelles.
Se succèdent alors un foisonnement de « périodes », un fourmillement de sentiers arpentés puis non pas délaissés mais identifiés différemment.
Un véritable labyrinthe dont les pistes s’écartent, se rapprochent, fusionnent et s’écartent de nouveau.
Des voyages au pays du Carnaval inspirés des folles transgressions du Moyen-Age, au pays des miséreux, des boiteux et des aveugles, au pays des processions profanes chevauchant les processions sacrées.
Il n’en oublie pas la Monnaie de Paris à qui il propose d’éditer une médaille sur le carnaval de Venise.
Proposition acceptée et couronnée de succès à l’exposition du British Museum de Londres, avec le 1er Prix de gravure en taille directe.
A la même époque 1990-1991), il accepte de travailler sur le montage de « Frégoli » (de Patrick Rambaud) au Théâtre National de Chaillot, sous la direction de Jérôme Savary, en tant que scénographe.
Séduit par le personnage de Frégoli, il décide de proposer à l’édition Monnaie de Paris une médaille du transformiste. Projet accepté de nouveau.
… voyages au cœur de la déshumanisation, de l’horreur absolue que la lecture de Primo Lévi et le souvenir du père déporté ont largement nourries,
….voyages au pays des Maquishis d’Afrique australe, de leurs masques en particulier dont il utilisera en partie les techniques de construction, osier mis en forme et toile tendue et cousue sur ces structures,
…de nombreuses tailles directes sur bois, sur marbre, sur pierre, des séries comme « les têtes de bois », les totems et autres autoportraits. Toutes ces sculptures sont polychromes.
5 livres d’artistes verront le jour en quelques années (éditions DelArco, Imprimerie Nationale), livres conçus et réalisés avec Pierrette Blutte-Muslin pour les textes poétiques en écho aux gravures.
De très nombreuses gravures seront réalisées en parallèle des sculptures et des masques, gravures en taille directe pour la plupart, tirées sur la presse de l’artiste, quelques gravures sur bois.
C’est une période riche en expositions et en collaboration avec des galeries référence, comme Brenner La Hune (Paris) pour la gravure et les livres d’artistes, des « événements » installations éphémères et proches de la performance comme « Paris juin 87 » à la Villette, avec le designer Michel Schreiber, la photographe Evelyne Coutas avec les textes de Pierrette Blutte-Muslin.
Quand arrive l’année 2000, on peut dire que Jean-Paul Muslin s’est déjà affranchi de l’académisme, il a beaucoup exploré, expérimenté et sait que, désormais, il faut non seulement continuer mais aller plus loin.
C’est dans cet état d’esprit que survient ce qui sera véritablement un drame, du moins ce qui le restera longtemps avant qu’il puisse reprendre pied et dépasser le handicap, et même s’appuyer dessus, le transcender.C’est vers les années 2011/2012 que s’opère un travail de reconquête et de libération de la « cage noire ».
En effet, se souvenant de l’un de ses artistes chers, Gaston Chayssac, Jean-Paul Muslin décide de « faire sans voir », de la même façon qu’il l’enseignait à ses étudiants, leur demandant parfois de dessiner les mains derrière le dos.
C’est une lente et douloureuse sortie, lente mais extrêmement forte, durant laquelle il apprend à se libérer et à n’aller qu’à l’essentiel. Son outil principal, hormis la volonté, sera la mémoire.
Tout le travail de Jean-Paul Muslin, à toutes les époques, s’articule autour du même « sujet » si l’on peut dire. Ce « sujet », c’est le corps, les corps, la face, les faces, dans les tourments, la souffrance, l’érotisme et la mort.
Il reprend le travail des masques, et façonnent des « poupées ». Les matériaux se font bruts, Muslin emploie les tissus, les fibres, les mousses, les cordes, qu’il tisse, tord, colle peint. Il dessine énormément c’est un besoin vital, c’est son langage, son écriture et le trait n’a rien perdu de sa puissance, bien au contraire. Il ne peut plus graver bien sûr, ne peut plus utiliser la taille directe en sculpture, mais le modelage est possible, qui donne naissance à des bronzes. Et le dessin, toujours le dessin…
Depuis toujours, habité par une mémoire de l’horreur totale, il ne cesse d’interroger les mécanismes cachés à l’homme lui-même qui mènent à cette sorte d’éviscération mentale et laisse l’humain en lambeaux.
Il puise toujours chez Georges Bataille notamment, les clés de lecture possibles de cette « zone grise » évoquée par Primo Lévi et qui le hante.
C’est ce souci constant de décriptage de cette zone toujours secrète qui le projette dans ces formes « viscéralisées » qui constituent l’expression même de son travail...
Le MASQUE, la POUPEE, vrai faux masque, deviennent alors pour lui, déjà bien avant la maladie des yeux, le catalyseur majeur de cette recherche dans ce champ si vaste, qui va du mysticisme à la tradition théâtrale, scénographique, sans que les frontières n’en soient visibles. Le masque, la poupée, sortes de profanation du secret, deviennent objets à inventer pour dépasser en quelque sorte l’acte de profanation.
« Le principe de la profanation est l’usage profane du sacré » (Georges Bataille dans le traité « l’érotisme »)
Masques, poupées, masques-poupées, sculptures et bas-reliefs sont bien pour Jean-Paul Muslin la forme interrogative la plus proche de la mémoire et la mémoire, c’est depuis la malvoyance, le moyen unique de transmettre, de capter quelque chose de cette fantastique bibliothèque, banque d’images accumulées au fil des années qui puise ni dans le beau ni dans le laid, mais dans l’énigme que constitue la zone mortifère absolue. Depuis la maladie -et même avant mais plus inconsciemment- c’est la mémoire de la mémoire qui va constituer le moteur sans lequel rien n’est possible de l’exploration des « zones grises » du monde.
Durant ces dernières années, la production de Jean-Paul Muslin est très importante, bien supérieure à toutes les années précédentes. On assiste à une véritable boulimie de travail, comme si le temps était compté…
Cette dernière période, de 2012 à 2019, année de son décès, est riche en contacts fructueux, en expositions, en manifestations et initiatives multiples, dont voici quelques images.2015, lors de l’exposition Jean-Paul Muslin à la Louve/ Guy Denis et Jean-Paul Muslin.
2015, lors de l’exposition Jean-Paul Muslin à la Louve
2017, lors de l’ exposition « Têt’ de l’art » Forbach.
2015, lors de l’exposition Galerie Böhner, Mannheim, JPM entre GEROLD Maier et Klaus-Peter Böhner
2016, lors de l’exposition de « l’Arrivage » à Troyes
A Lille, pour Art Up 2019, entre Patrice et Olivier Ajas de la galerie Artcompulsion (Montpellier). Œuvres présentées, ses bronzes uniquement (non visibles sur l’image).
C’est sur cette dernière image, celle de Lille, en mars 2019 que Jean-Paul Muslin, alors très fatigué et malade, tire en quelque sorte sa révérence puisqu’il nous quittera deux mois plus tard.
SALUT L’ARTISTE
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